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Rencontre avec Adama Diop

rencontre avec adama diop
note d'intention

Ces dernières années ont été le témoin d’une crise sans précédent sur les questions « migratoires » et sur la question des violences policières. Étant immigré sénégalais, quelque chose me violente toujours quand j’entends « Les migrants », comme si ces milliers d’hommes et de femmes venaient tous du même pays et partageaient tous une même histoire. Et comme si l’Europe elle-même ne vivait pas de crises et n’avait pas besoin de voyager dans le monde. La guerre en Ukraine en est une récente preuve.

Je me suis donc mis à écrire. D’abord, comme un travail cathartique, j’ai questionné la violence que nous laissent la solitude, l’incompréhension et la sidération face au racisme. Puis s’est dessinée l’histoire d’un homme qui s’échappait grâce au rêve, grâce à la poésie. J’ai eu envie d’écrire une histoire qui se déroulait à Dakar, cette ville chaude et bruyante dans laquelle j’ai grandi. Et ainsi de raconter l’histoire d’un homme avant qu’on l’enferme dans le mot « migrant ».

Mais j’ai eu envie d’aller plus loin, j’ai donc décidé d’aller dans le camp de la Moria sur l’île de Lesbos en Grèce, le plus grand camp de réfugiés en Europe. C’était quelques semaines avant qu’il ne parte en fumée dans un incendie. Je voulais me rapprocher le plus possible de l’histoire que je voulais porter. Je ne voulais pas l’écrire par l’intermédiaire de la presse ou des associations. Je voulais que les histoires se racontent de leurs bouches à mes oreilles. J’ai pu rentrer dans le camp, et rencontrer des femmes et des hommes qui étaient enfermés là, pour certain·es depuis plus d’un an. J’ai pu voir dans quelles conditions inhumaines ils.elles vivaient. Ce voyage m’a conforté dans la nécessité et l’urgence de porter ce projet. 

De quoi sommes nous les auteurs ? 

De quoi sommes nous les héritiers ? 

Comment se départir de nos histoires ? 

Comment mettre en fiction nos révoltes silencieuses ?

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Par ailleurs, j’ai toujours été intéressé par les rêves. Par la puissance des sensations qu’ils nous laissent une fois réveillés. Pendant l’écriture du texte, j’ai beaucoup échangé autour de ce sujet et j’ai pris conscience que c’était un questionnement universel. Si dans le monde beaucoup de choses nous opposent, les rêves au moins nous rassemblent tous. Dans de nombreuses cultures il existe une science d’interprétation des rêves. De la Méditerranée en passant par l’Afrique noire ou encore chez les Indiens d’Amérique du Sud, ils occupent une place très importante.

Il était important pour moi aussi de raconter l’histoire d’un jeune sénégalais sans tomber dans le misérabilisme. J’avais envie de témoigner d’une certaine jeunesse sénégalaise qui peut être parfois perdue entre des traditions très fortes et une culture urbaine très présente. Je voulais aussi questionner le mal-être de certains jeunes du continent Africain et de leur rapport au rêve, au rêve d’ailleurs.

Finalement, raconter l’histoire de Malal, c’est aussi raconter l’histoire de millions de jeunes, perdus dans une société hyper-connectée mais qui ne leur offre au fond plus de quoi rêver.

Avec ce texte donc, je voulais extraire le mot « Rêve », en scruter les contours et en ouvrir le sens. Comment rêve-t-on aujourd’hui ? Qu’est-ce que rêver aujourd’hui ?

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tournage du film à Dakar en août 2023
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L’odyssée d’un homme
Adama Diop par Jean-François Perrier

Le jeune dakarois intègre l’université Cheikh-Anta-Diop à la fin de ses études secondaires, se destinant d’abord au journalisme, avant une première rencontre avec le monde du théâtre, qu’il n’avait quasiment jamais fréquenté, sauf par ses lectures scolaires. En effet, cette année-là, il accepte de participer avec un ami à un spectacle amateur pour un concours interscolaire organisé par le centre culturel français, avec pour les lauréats, un voyage en France en guise de prix. Ce voyage va être décisif dans sa vie. Arrivant à Montpellier, une ville particulièrement riche en propositions théâtrales, il est invité à découvrir une école liée au Conservatoire Nationale Supérieure d’Art Dramatique. Lors de cette visite, il voit un autre élève, Babacar M’Baye Fall, lui-même d’origine sénégalaise, apprendre un texte à haute voix en marchant… Pour une raison qu’il ne s’explique toujours pas il décide sur le champ qu’il sera comédien.

Il passe et réussit le concours d’entrée dans cette école dirigée alors par un remarquable comédien, Ariel Garcia-Valdes. En 2005, sur les conseils de ce dernier, à la fin de ses trois années montpelliéraines, il se présente aux concours du Conservatoire National Supérieur d’Art Dramatique de Paris et à celui de l’École du Théâtre National de Strasbourg, encouragé par le directeur Stéphane Braunschweig qui l’avait vu donné la réplique à une candidate un an avant. Il est reçu dans les deux écoles et choisit Paris. 

C’est pendant ces années au Conservatoire qu’il débute sa carrière professionnelle en jouant dans les pièces de Marion Aubert, elle-même ancienne élève du Conservatoire de Montpellier, avant d’être engagé dès sa sortie de l’école par Bernard Sobel, Christophe Perton, Jean-Pierre Baro et Arnaud Meunier. Sa présence sur scène, son engagement, sa rigueur dans des œuvres si diverses le mènent de Brecht Brecht à Koltès en passant par Büchner et Marie N’Diaye, sous la direction de metteurs et metteuses en scène aux univers si différents, et font de lui un acteur remarqué.

C’est la rencontre avec Julien Gosselin, qui lui propose de participer à l’aventure de 2666 au Festival d’Avignon en 2016, qui lui donne une reconnaissance publique unanime. Dans ce spectacle fleuve, il interprète en anglais un long monologue, celui du personnage de Barry Seaman, avant d’interpréter Fate, journaliste afro-américain qui s’intéresse aux féminicides fréquents au Mexique, en particulier à Ciudad Juarez. Stéphane Braunschweig, de nouveau Julien Gosselin, puis Frank Castorf, Arthur Nauzyciel, Tiago Rodrigués et Jean-Francois Sivadier vont successivement lui proposer de faire entendre Shakespeare, Don DeLillo, Racine, Antonin Artaud, Pascal Rambert, ou encore Anton Tchekhov. Cette diversité des aventures théâtrales l’oblige à réapprendre constamment « ce mystérieux métier d’acteur » qui l’occupe à plein temps afin de toujours se remettre en question.

« Ce qu’on fait de mieux dans la vie, on le fait souvent par hasard… ». Cette réflexion de David Copperfield dans le roman éponyme de Charles Dickens s’applique sans aucun doute à Adama Diop.

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Très attaché à sa terre natale, Adama Diop a mis en place un projet d’école de théâtre, l’EIAD (École Internationale d’Acteu·rices de Dakar) réunissant professionnels et amateurs pour contribuer à imaginer un théâtre sénégalais, et plus largement subsaharien, contemporain. Constatant un intérêt nouveau et réel de la jeunesse pour le théâtre et le cinéma et en conséquence pour le métier d’interprète, il leur propose dans un premier temps l’organisation de stages de plusieurs semaines pour mettre en commun leurs pratiques. Du mot « acteur » il tient à l’idée d’« action » et donc de mouvement, c’est pourquoi les deux prochaines années, il voudrait également développer une école nomade à travers le Sénégal.

Il ne s’imagine pas dépourvu d’une conscience de ce qui l’entoure et une partie de sa vie doit être consacrée à cette immersion dans ce monde hors-théâtre, en particulier dans les zones rurales du Sénégal, riches de traditions ancestrales toujours présentes.

Savoir d’où l’on vient, « ne jamais l’oublier », et en même temps construire son futur… Un double mouvement qui nourrit Adama Diop, acteur exemplaire d’un théâtre français enfin en lien avec la diversité de la société dans laquelle il est plongé.

Avec Adama Diop, nous sommes au cœur des problématiques plus ou moins réglées d’un théâtre français qui a mis beaucoup de temps avant de faire une place aux interprètes racisés égale à celle des interprètes blancs. Peter Brook qui fût le précurseur dans ce domaine, en Angleterre d’abord, puis dans son Théâtre des Bouffes du Nord s’étonnait de cette résistance. Adama Diop, lui, est persuadé que l’Art, et en particulier l’art dramatique est un levier pour se voir à travers les autres, il rêve d’une société mature débarrassée du sexisme, du racisme et de la xénophobie auxquels il a lui-même été confronté. Pour lui, un acteur se doit d’aller dans les profondeurs de l’être humain, dans ses contradictions, dans ses désirs, dans ses ambitions, dans ses échecs, dans ses faiblesses…

Dans cette période de 20 ans qui a été « un temps de travail, de reconnaissance nécessaire, de légitimité à gagner et de compréhension mutuelle à développer », Adama Diop assume pleinement son statut de franco-sénégalais. Cette dualité est une richesse, deux cultures qui se complètent pour sortir du rapport violent imposé par la colonisation, hier mais aujourd’hui encore sous d’autres formes.

La vraie question est de savoir que faire de cette violence et du regard condescendant porté par « ceux qui se sentaient supérieurs alors qu’ils ne représentaient qu’une petite partie du monde ». Adama Diop voudrait lancer une invitation à réfléchir pour ouvrir un nouvel espace de dialogue et faire des pratiques artistiques le moyen d’un véritable dépassement de ces blocages liés à un passé douloureux.

Lorsqu’il présentera Fajar (L’aube en wolof), sa première mise en scène professionnelle, à la MC93 en février 2024, c’est de tout cela dont il sera question. Une performance l’associant sur scène à trois musiciens, un multiinstrumentiste Burkinabé, une altiste et une violoncelliste, mêlant le cinéma (avec un film tourné à Dakar pendant l’été 2023), le conte et la poésie. L’acteur-chanteur-musicien qu’il est veut s’exposer en toute sincérité pour chercher en lui la part de soi qu’on ne comprend pas toujours.

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