Aller au contenu principal

Focus « La grande Ourse »

Autour du spectacle La grande Ourse
Entretien avec Anthony Thibault

Comment le projet de La grande Ourse est-il né ?

Pour mon troisième spectacle, je souhaitais travailler sur un texte de Penda Diouf, convaincu par la puissance et la beauté de son écriture. Il faut savoir qu’au sein de Jeunes textes en liberté, les auteurs et autrices nous faisaient remonter leurs difficultés à rencontrer des équipes artistiques qui pourraient s’emparer de leurs textes disponibles, plutôt que de leur passer une énième commande. J’ai considéré que c’était un geste politique de demander à Penda quels étaient ses textes disponibles afin d’en mettre un en scène. Penda m’a alors proposé, parmi d’autres, La grande Ourse, qui étonnamment avait beaucoup circulé au sein des comités de lecture et obtenu de nombreux prix, sans que personne ne se soit lancé dans une mise en scène. La colère qui nous avait réunis se retrouve dans ce texte : il y a un parallèle entre ce récit et la manière dont nous l’avons surmontée, réussi à la transformer, à en faire quelque chose de constructif, de positif.

Comment élaborez-vous les différentes options de votre mise en scène ?

J’aime, en tant que metteur en scène, me mettre au service d’une écriture, je trouve mon plaisir en cherchant un dispositif adéquat pour que le texte soit le mieux entendable et entendu. Et pour que l’imaginaire surgisse en chacun. En amont de la création, nous avons beaucoup échangé sur le texte avec Penda, elle a souhaité réécrire certains passages ou opérer des ajustements, et je continue à la consulter régulièrement sur cet aspect, à la lumière des répétitions. Je l’ai également sollicitée au sujet de la distribution que nous avons élaborée ensemble. Côté musical, il y a l’idée d’une transe avec l’apparition dans le texte, à un moment donné, d’un battement répétitif. Comme je ne voulais pas m’orienter vers des tambours ou percussions, ni vers la guitare électrique, qui me paraissent véhiculer certains stéréotypes, j’ai opté pour de la musique électronique. J’ai proposé à l’artiste-musicien Aho Ssan, que j’avais découvert dans un spectacle de danse, de nous accompagner au plateau, et mon intuition se confirme en répétition : son univers sublime l’écriture de Penda. Quand je travaille sur la mise en scène, je fais énormément confiance au regard des personnes qui m’entourent, aux sensations des interprètes. Je veille à avoir des sensibilités, des parcours, des univers très différents et je reste à l’écoute de toutes les remarques ou suggestions. Il s’agit de rechercher une certaine vérité sur scène.

Comment décririez-vous les thématiques abordées dans ce spectacle ?

Penda a écrit La grande Ourse en songeant à la pièce qu’elle aurait aimé voir quand elle était petite. Avec la représentation d’une femme noire qui s’affirme, et que l’on suit tout le long comme le personnage le plus important. Son écriture est par ailleurs très imagée, écriture qu’elle associe au réalisme magique, ce courant littéraire et pictural, où le merveilleux, le fantastique ont une vraie place dans le réel. L’aspect majeur du texte pour moi, c’est l’émotionnel, c’est la question de ce que l’on fait de nos émotions fortes, comment les transcender, les transformer. C’est aussi une pièce sur la transmission. Penda a été influencée par Femmes qui courent avec les loups de Clarissa Pinkola Estés qui appelle les femmes à renouer avec leur instinct sauvage face aux humanités patriarcales qui cherchent à les faire taire, à brider leurs émotions, à les confiner dans des cadres. Dans la pièce, il y a une scène très forte, au commissariat, qui se prête à diverses options de jeu. J’ai eu envie de la traiter en gardant à l’esprit que toute notre société crée du racisme, de l’humiliation, de la violence à laquelle chacun répond de façon violente. Je vois dans ce texte l’émergence d’une saine colère dans une société malsaine. Cette femme se transforme en ourse pour laisser échapper sa rage, pour le bien de sociétés à venir, comme un message à son fils.

La rébellion de cette femme, toute intérieure, ne se situe pas dans une perspective d’efficacité.

La question centrale, c’est : que faire de nos colères ? C’est une question fondamentale, par laquelle je me sens personnellement concerné. Dans la pièce, la métamorphose animale s’avère productive ne serait-ce que sur le plan de la transmission, puisque l’on comprend que le fils va s’en trouver transformé. Cela évoque un secret transmis de génération en génération, là où il y a eu de l’humiliation et de la violence et que les gens se sont tus : cette femme pose un acte de prise de parole émancipateur. Grâce à cela, son enfant va pouvoir assumer qui il est, son caractère multiple. L’enjeu est là !


Propos recueillis par Tony Abdo-Hanna en mars 2024, pour la MC93 - Maison de la Culture de Seine-Saint-Denis

blanc
Jeunes textes en libertés

L’autrice Penda Diouf et le metteur en scène Anthony Thibault se sont rencontrés en mars 2015 lors d’un débat sur la représentativité de la diversité sur la scène théâtrale française. En dépassant leur rencontre houleuse et la colère, ils décident de créer la Compagnie La Nuit te soupire et de mettre en place Jeunes textes en liberté, un label d’écriture contemporaine qui œuvre au quotidien pour une meilleure représentativité de personnages souvent relégués à la marge ou invisibilisés.

En 2025, ce label fêtera ses 10 ans. Pour célébrer cet anniversaire, 10 groupes de jeunes de 15 à 25 ans vont produire 10 récits de jeunesse. Chaque groupe sera accompagné, dans son travail d'écriture, par un auteur ou une autrice lauréat du label et par une institution culturelle du territoire. Ces 10 récits seront présentés en juin, dans un même temps de fête, dans les différents lieux partenaires. Une aventure inédite qui donnera à voir, dans le kaléidoscope composé par ces récits, la diversité de la jeunesse du territoire. 

blanc

« Les thèmes qui me tiennent à cœur sont des thèmes autour de l’identité, des questions de féminisme, d’écologie et de notre rapport au monde et au vivant. J’ai à cœur de donner à voir et à entendre des textes, des voix qui ont été minoritaires ; des récits qui ont été manquants ou manqués. »

PENDA DIOUF, ARTISTE ASSOCIÉE À LA SCÈNE NATIONALE DE l'ESSONNE