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NOUE, PARTAGER LES RÉCITS SUR L'AMITIÉ FÉMININE

NOUE, PARTAGER LES RÉCITS SUR L'AMITIÉ FÉMININE
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Depuis plusieurs années, la metteuse en scène Carine Goron interroge des femmes sur les liens qui les unissent à leurs amies. Pour la création du spectacle Noue, une vingtaine d'Essonniennes ont partagé leurs récits. 

TROIS JOURS D'IMMERSION AU THÉÂTRE DE L'AGORA
Dans le cadre du projet-recherche réalisé par Carine Goron, une vingtaine de femmes ont répondu l'appel à participation de la Scène nationale de l'Essonne et ont suivi un stage d'immersion et de pratique au Théâtre de l'Agora, du 26 au 28 octobre 2023.  
Le projet-recherche autour de  Noue est né d’un constat qu’il y a un réel manque de représentation de l’amitié féminine, dans les romans, les films, les séries, les fictions. Avec la complicité de la danseuse chorégraphe Céline Cartillier et de la comédienne Marie Fontaine, Carine Goron a invité les participantes à partager leurs histoires autour de l’amitié féminine et de la sororité. En parallèle des interviews, un travail sur le corps, les gestes de l’amitié et la relation à l’espace a été mené avec ces habitantes.
Le fruit de ces trois jours d’immersion est venu nourrir le travail de recherche de Carine Goron autour du spectacle Noue, présenté au Théâtre de l’Agora du mardi 23 au jeudi 25 avril 2024.  

RETOUR SUR LE PROCESSUS DE CRÉATION DU SPECTACLE

Propos recueillis le 02.03.2024 par Juliette de Beauchamp, dramaturge

Carine, peux-tu raconter l’origine de Noue ?
Il y a dix ans, j’ai assisté à la projection d’un film de John Cassavetes, Minnie et Moskowitz. J’ai été frappée par une scène où deux collègues de travail passent une soirée ensemble. La plus âgée a invité l’autre chez elle. Elles se racontent leurs vies et déploient une patience à déplier leurs pensées que je crois propre à l’amitié. J’ai réalisé que je n’avais jamais vu représenté un rapport non-filial entre deux femmes qui soit amical, apaisé, et dont le sujet ne soit pas un homme. Depuis peu, l’impensé de la représentation des amitiés entre femmes est revenu sur le devant de la scène mais, au début de mon enquête, je faisais face à un vide. Les amitiés tiennent dans ma vie et dans celle de nombreuses personnes une place aussi importante que l’amour. Il se trouve que dans mon histoire personnelle, ce sont des amies femmes qui m’ont fait le plus de mal mais aussi le plus de bien. Or jamais je n’avais rencontré de récits qui m’aient permis de reconnaître, de comprendre ou de transformer les émotions propres à l’amitié telle qu’elle peut exister, sous mille formes mais spécifiquement, entre femmes. Pour cerner la singularité de ces liens, j’ai lancé des appels vers des femmes que je ne connaissais pas. Je voulais rendre audibles des femmes dont le témoignage brut et intime serait au centre. Aujourd’hui l’amitié féminine demeure absente des récits artistiques, philosophiques ou historiques dominants. Noue veut donner à penser cette invisibilisation. 

«  Aujourd’hui l’amitié féminine demeure absente des récits artistiques, philosophiques ou historiques dominants. Noue veut donner à penser cette invisibilisation.  »

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Comment as-tu procédé à la récolte de ces témoignages ?
J’ai créé des « confessionnaux à l’amitié », en complicité avec des théâtres et des structures intéressés par le projet. J’ai demandé de l’aide aux personnes chargées des relations publiques pour diffuser mon appel. La plupart des femmes ont été reçues dans un petit espace aménagé dans les théâtres. J’expliquais à chaque femme mon projet, et demandais leur accord pour enregistrer. Je me suis engagée à ce que leur anonymat soit respecté. Les femmes répondaient à un questionnaire que j’avais élaboré. J’y posais des questions comme « Avez-vous beaucoup d’amies femmes ? » ou « Pouvez-vous me parler d’une amie à laquelle vous tenez ? ». Depuis 2019, j’ai rencontré 102 femmes, entre 5 et 73 ans. Des secrétaires, des conductrices de bus, des femmes au foyer, des esthéticiennes, des travailleuses sociales, des profs, des artistes, des chômeuses, des étudiantes. Certains confessionnaux se sont organisés de manière collective.

Comment s’est construit le montage de ces paroles ? 
À mesure que je recueillais des paroles, je voyais apparaître des résonnances entre elles. Avec la dramaturge du spectacle, nous avons affiné le montage d’un nombre réduit de témoignages. Le chemin de leurs pensées, sinueux, souvent cyclique, témoigne de la manière dont une parole peut mettre du temps à toucher au cœur de son sujet. Notre montage suit le déploiement d’un champ problématique et questionne l’idéalité de l’amitié, l’image trompeusement apaisée que l’on peut s’en faire. Il met en forme la recherche de la juste distance à l’autre, qui rencontre le théâtre, c’est-à-dire la distance de l’interprète à la parole qui la traverse. 

Pourquoi les interprètes ont-elles des écouteurs ? 
Les interprètes travaillent en verbatim. Le verbatim, ou « mot à mot », est une technique qui s’est développée au Royaume-Uni dans les années 1970 dans le cadre de théâtres documentaires. Elle consiste pour l’interprète à transmettre en direct la voix qu’elle entend à l’oreillette. Au plateau, les interprètes entendent donc en permanence la voix des femmes enregistrées. Elles sont habituées à ces voix qu’elles ont beaucoup pratiqué en répétition, mais ne les connaissent pas par cœur. Je voulais expérimenter la manière dont des interprètes étaient traversées concrètement, devant nous, par ces voix. J’aime l’aspect brut, littéral, de cette pratique. Les actrices de métier doivent y oublier leur savoir-faire, renoncer à la composition pour s’abandonner à l’écoute intuitive de l’autre. Comme elles ne s’entendent pas parler, leur travail se situe à la lisière du lâcher-prise et d’une mise en partition des accidents, des toux, des imperfections d’une pensée non-écrite. Nous avons travaillé le jeu avec la tentation forte d’incarner le témoin, de rejoindre ce corps inconnu, pour mieux comprendre qu’il fallait s’en tenir à distance, la plupart du temps. C’est un travail d’équilibriste. On a procédé comme l’on cherche la juste distance à nos ami·e·s, à tâtons, ni trop loin, ni trop près, par paliers.

Le nom de la poète Milène Tournier apparaît au générique. 
Milène est une amie dont la présence a beaucoup compté tout au long du travail. Je lui ai commandé un texte sur l’écoute qui devait faire partie du spectacle. Je rêvais de lire poétiquement traduit cet art de la disponibilité à l’autre que savent déployer certain·e·s ami·e·s. Il est apparu que ce texte avait sa place après le spectacle, et devait revenir aux spectateur·ice·s comme un présent, une trace de cette séance ensemble. 

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